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Lisa Guez : « Comprendre comment chaque femme peut se libérer du conditionnement. »

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Lisa Guez (crédit photo : Yasmeen Besnier)

Au milieu de l’obscurité qui s’est abattue sur les scènes, l’an dernier j’ai assisté, dans le cadre du Fort Antoine dans la ville de Monaco, à une représentation étoilée de Les femmes de Barbe-Bleue, mise en scène par Lisa Guez. La pièce avait fait parler d’elle pour avoir été récompensée lors du Festival Impatience, ainsi que par sa présence au programme du Festival d’Avignon. J’avais noté quelques impressions, et mis de côté une poignée de questions. L’obscurité en voie de se dissiper et la programmation de la pièce à Avignon, au Théâtre des Carmes, offrent l’occasion, enfin, de les poser à Lisa Guez.

— Enfant, voire plus tard, on peut envisager Barbe-Bleue comme un homme à part, au comportement extrême et rare. Était-il important pour vous d’en faire un monsieur Tout-le-monde ?

— Dans le conte, une des premières choses dites sur Barbe-Bleue est qu’il a énormément de richesse. Il a également cette barbe bleue qui fait peur à tout le monde. Tout est extrême chez lui. Sa place sociale ainsi que son physique.   

Lors du travail d’écriture, j’ai demandé aux actrices de rapprocher cela de leur propre imaginaire. Le Barbe-Bleue de Jordane vit dans une maison isolée, à l’extérieur de la ville. Des rumeurs circulent à son propos. Celui de Nelly vit dans la forêt. Celui de Valentine ne vit pas à l’écart de la société, mais a une réputation sulfureuse. Quant à celui d’Anne, il suscite l’interrogation, car des femmes entrent et sortent de chez lui sans cesse, il pourrait être un proxénète.   

Dans chacune des histoires de femme qui composent la pièce, le conte n’est pas pris au pied de la lettre, mais une trace en est conservée. Celle d’une étrangeté qui attire et repousse en même temps.   

Il m’importait de garder une trace des signes annonciateurs quant à la dangerosité de Barbe-Bleue. Dans le conte, il y a des rumeurs d’assassinat de femmes, l’impression de terreur quand on s’approche de Barbe-Bleue, la dangerosité symbolisée par sa barbe.  

Nous avons aussi voulu dresser des figures d’homme qui sont potentiellement des monsieurs Tout-le-monde et qui sont très différents les uns des autres. Par exemple, le Barbe-Bleue de Valentine est un journaliste qui, pervers narcissique, la détruit psychologiquement.   

Dans la pièce, la violence et le rapport d’emprise varient d’une femme à une autre, selon les personnalités, les fragilités. Ce qui nous a le plus intéressées, cependant, ce n‘était pas la figure de Barbe-Bleue en elle-même, mais de comprendre comment chaque femme peut se libérer du conditionnement et des fragilités qu’elle peut avoir.  

— La question de l’incarnation physique de Barbe-Bleue, sur scène, s’est-elle posée, ou bien la puissance de son évocation par les femmes a été une évidence ?

— Lorsque j’ai commencé ce projet, j’avais envie de travailler avec ces actrices. Je ne dirais pas que je n’avais pas envie de travailler avec des hommes, mais je trouvais intéressant que nous nous trouvions dans une intimité, entre femmes. Je précise que c’était avant l’apparition du mouvement #metoo. Nous voulions travailler sur l’intimité de la parole entre femmes, le questionnement de nos désirs, l’attirance qui parfois se forme pour quelqu’un qui est potentiellement dangereux, le fantasme de l’amour absolu, le déni…  Je souhaitais que Barbe-Bleue habite les femmes de la pièce. Qu’elles jouent leur Barbe-Bleue. Qu’il soit là, comme une force qui les possède.   

Valentine, qui joue maintenant dans la pièce, mais qui lors de sa création se concentrait sur la dramaturgie, nous a fait lire Femmes qui courent avec les loups, de Clarissa Pinkola Estés. Cette psychanaliste féministe formule une interprétation du conte selon laquelle on pourrait l’envisager à l’intérieur d’un seul psychisme féminin. C’est-à-dire des instances à l’intérieur de nos esprits. Barbe-Bleue est cette instance qui interdit, qui conditionne, qui dévalorise. Toutes les actions du conte seraient des étapes de l’émancipation féminine. Lorsque la femme ouvre la porte, elle voit toutes ces femmes assassinées, qui seraient tous ses désirs qui ont été assassinés. Elle prend conscience de tout ce que Barbe-Bleue a mis à mort en elle. 

— Dans quelle mesure la pièce s’appuie-t-elle sur un travail documentaire ?

— Évidemment, parce que le sujet nous intéressait, nous étions renseignées à propos de ces questions. Valentine m’a fait lire Laëtitia, de Ivan Jablonka, qui revient sur l’histoire d’une jeune fille assassinée par un multirécidiviste en janvier 2011. Jablonka retisse le trajet qui a entraîné cette jeune fille vers le danger. Cette manière de la faire revivre est intéressante, car dans le conte, nous intervenons à un endroit qui n’est pas expliqué : la femme ouvre la porte et voit toutes ces femmes assassinées, sans que l’on sache qui sont ces femmes. Elles n’ont pas d’identité. Elles sont anonymisées.   

D’autre part, certaines d’entre nous s’étaient déjà trouvées dans des situations de violence, d’emprise, ou en avaient été témoins par leur proximité avec une victime. Toutefois, nous avons souhaité conserver une distance avec le réel, afin de conserver un rapport symbolique. Notre objectif n’était pas de parler de faits contemporains, mais de voir comment nous sommes traversées, dans nos inconscients, par les questions relatives à la violence, à l’emprise. 

— Vous animez également des ateliers ouverts à un large public, où la réflexion s’établit autour de Barbe-Bleue. Est-ce une manière d’aborder le conte sous un angle différent ?

— Je suis émerveillée de voir combien ce conte est infini, de la même manière que les grands mythes et les grands romans. Les réflexions qu’il suscite sont inépuisables. Et tout le monde peut s’emparer de ces questions.    

La pièce ouvre quelques portes, mais il y en a toujours d’autres à ouvrir. Dans les ateliers que j’anime, pour commencer, je demande toujours un travail de recherche aux personnes présentes. Chacun essaie d’identifier les endroits de questionnement présents dans le conte. De cette façon, il entre dans la réflexion sur le désir, sur l’emprise, sur les rapports humains. 

— Lors de vos ateliers, une séparation apparaît-elle dans la manière d’aborder le conte de Barbe-Bleue, entre les hommes et les femmes ?

— En surface, peut-être. D’autant que nous sommes dans une période qui pose la question du consentement, où certains hommes peuvent se sentir attaqués. Certains se remettent en question.   

Au fond, néanmoins, je ne le pense pas, car il s’agit de questionner la manipulation, qui n’est pas propre au rapport homme-femme, au couple, mais concerne aussi la famille, la sphère amicale, l’environnement professionnel. Cela dépasse une vision genrée.  

Les femmes de Barbe-Bleue, mise en scène de Lisa Guez

Impressions, par walter georges henri

Il y a d’abord un premier élan, une curiosité pour une terra incognita. L’envie point, le désir presse. Pourtant, une odeur de soufre ondoie. Sous Éros sourd déjà Thanatos. Certes, c’est un écho lointain, une bribe de on-dit, un pressentiment. Mais la peur qu’inspire le péril rend la rencontre plus palpitante encore. La fougue des débuts s’en repaît et s’en trouve décuplée.  

Les lendemains ont la violence du désenchantement. Lors, il faudrait se débattre, refuser la claustration, les mortifications, se mesurer à la noirceur. Néanmoins, face à l’inéluctable, un changement de scénario est-il possible ?  

Les imaginaires dans lesquels puise cette écriture collective s’entrechoquent, produisant une suite d’images fantasmagoriques et ambivalentes. La narration, qu’articule un groupe de parole hanté par les assassinées et leur bourreau, jongle avec les symboles, les mises en perspective et les fins alternatives, tout en se gardant d’un emberlificotage dans l’abscons et le dissonant.   

Au jeu, un beau quintette féminin oscille entre fragilité et puissance, entre résignation et émancipation. S’en dégage une captivante vibration.

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