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Leila Nour Johnson :
« Par essence, mon corps est politique. »

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Leila Nour Johnson (crédit photo : Morgane Vié)

Artiste basée à Paris, anglaise par son père, afghane par sa mère, Leila Nour Johnson a grandi dans une famille multiculturelle et dans de nombreux pays, parmi lesquels le Kenya, l’Indonésie, la Thaïlande, l’Afrique du Sud, la Suède et la Belgique. Au cœur de son approche : l’effacement des frontières entre les disciplines artistiques, et la question de l’identité.

« Leila, vos créations sont à la croisée de plusieurs disciplines artistiques. La pratique courante qui consiste à classer le travail de quelqu’un dans telle ou telle discipline vous gêne-t-elle ? Par exemple, serait-il réducteur de dire que vous êtes créatrice de mode ?

— Je respecte les artistes qui travaillent dans une seule discipline de création. Me concernant, que ce soit par mon identité, mon parcours ou mon approche, il y a d’abord une finalité, quelque chose que j’ai envie de communiquer. Le vêtement, la photographie, la vidéo, le texte ne sont que des moyens d’y arriver. Je travaille dans le cadre d’un sujet global, qui est justement de se situer entre de multiples choses.  

J’ai étudié dans une école d’arts visuels, j’ai fait de la photographie, j’ai fait du design industriel… Je ne pense pas correspondre à l’étiquette de créatrice de mode. Je ne m’inscris pas dans la mode à proprement parler. Ma démarche se situe autour du vêtement. Le vêtement est un très bon outil performatif. C’est aussi un très bon outil démocratique pour s’exprimer sur la place publique. Sans être dans le contexte d’une galerie. Un vêtement permet de performer partout, avec tout le monde. Le tissage, qu’il soit symbolique ou physique,  m’intéresse beaucoup. J’adore créer des mythologies, raconter des histoires. C’est ancestral, c’est la base de l’Humanité.   

Je suis en pleine réflexion quant au bien-fondé de la vente de vêtements créés dans le cadre de mes recherches artistiques, sur mon site web. La démarche qui consiste à étudier l’histoire de différentes personnes qui ont des identités multiples, de m’inspirer de gens qui m’entourent, de gens que j’aime, est une démarche humaine, qui aboutit à des pièces uniques. Je préfère les voir vivre, en les incorporant à des performances, en les prêtant pour des films, des pièces de théâtre, des shoots photo.   

Une fois que l’on est dans la mode, ou une fois que l’on est dans l’art, il devient difficile de naviguer dans un entre-deux, au niveau de la commercialisation, au niveau du discours, de la manière d’exposer l’objet.   

Je me demande si la vente par le canal d’une boutique sur mon site est quelque chose qui me correspond. Ce qui m’intéresse, c’est le domaine de l’art, de la performance artistique. C’est là que les vêtements prennent leur ampleur, c’est là que l’on peut cerner l’histoire profonde qu’ils portent. Un e-shop ramène ce vêtement à une commodité mise à disposition en ligne. Il n’y a pas de contact humain. Il n’y a pas d’échange. Pour le moment, les ventes via le bouche-à-oreille me suffisent. J’apprécie la rencontre, à l’atelier, et l’amitié qui prend forme suite à l’adoption par une personne d’une pièce que j’ai créée. 

— Votre démarche (détaillée ici, ndlr) est-elle le fruit de votre parcours personnel et des rencontres que vous avez effectuées, ou s’est-elle enrichie des travaux d’autres personnes ?

— Pour moi, tout ce que l’on accomplit dans la vie nourrit une démarche. Qu’il s’agisse de la vie personnelle ou de l’acquisition de connaissances. Jusqu’à mes 23 ans, je ne savais pas du tout où j’allais dans la vie. Je vivais beaucoup. Toutes ces expériences personnelles, toutes ces confusions, toutes ces contradictions propres à l’être humain étaient arrivées à un point où il était devenu difficile de les gérer.   

Puis, j’ai eu la chance d’avoir de très bons professeurs à L’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, en philosophie de l’esthétique et en sémiologie notamment. Les rendez-vous d’atelier, qui se tenaient toutes les semaines, ont été également déterminants. Ils donnaient lieu à des débats et échanges d’un grand intérêt. Ces débats parfois vifs m’ont donné des bases solides pour défendre mon travail et ils ont aiguisé mon esprit critique.   

Ce manifeste, dans lequel j’explique ma démarche, est parti d’une sorte de blague. J’étudiais toutes sortes de systèmes de pensée et par bravade, je me suis lancée dans l’élaboration de mon propre système de pensée, érigé comme une théorie. Puis, de ce que j’avais d’abord envisagé comme une blague s’est dégagé un sens. Comment parvenir à disséquer une histoire collective et une histoire individuelle. Comment parvenir à établir des liens entre elles. Comment rendre la vie plus facile grâce à cela. 

— Vous avez fondé la revue Innocente avec Joséphine de Carolis, une revue consacrée aux artistes émergents. La création de cette revue répondait-elle à un déficit que vous aviez identifié dans l’exposition donnée par les médias mainstream aux artistes émergents ? 

— Joséphine et moi avons créé la revue Innocente peu après notre sortie de l’école. Nous entendions à longueur de temps que pour faire ceci, ou cela, il fallait de l’expérience. Or, il faut bien commencer quelque part pour avoir une expérience. Nous en avions assez de cet état des lieux. Nous avions dans notre entourage de nombreux artistes talentueux dans le même cas que nous. Vu que les médias ne nous donnaient pas de plate-forme, nous avons décidé de créer la nôtre, à notre image.   

Cela a bien fonctionné pendant un certain temps. Nous avons sorti 5 numéros. Cela a été une superbe expérience. Une belle communauté d’artistes s’est créée autour de la revue. Chaque parution était accompagnée d’une exposition. Toutefois, financièrement, développer une publication print est aujourd’hui particulièrement complexe. Et nos autres projets ne nous laissaient plus assez de temps pour continuer.  Il existe des alternatives aux médias mainstream et traditionnels. Je pense qu’un réseau comme Instagram peut être considéré comme un média. À chacun de se l’approprier, d’y raconter sa propre histoire.  

Cependant, être un artiste, cela ne veut pas dire que l’on est un bon communicant. Aujourd’hui, un artiste émergent doit être son propre agent, être un bon communicant, endosser de multiples rôles extérieurs à sa dimension d’artiste. Un artiste, par essence, est quelqu’un qui observe, qui pense, qui réfléchit. Mais aujourd’hui, il doit allouer un temps considérable à des tâches étrangères à cela. Il doit être performant en personal branding.   

Dans mon cas, c’est quelque chose qui me sert. J’adore créer mon propre média à travers un réseau comme Instagram. Mais je comprends que pour certains artistes, cette obligation gangrène leur démarche. Ils ne sont pas à l’aise en tant que communicant, ou le fonctionnement des réseaux sociaux ne les intéresse pas. Malgré leur talent artistique, il leur est difficile d’être visibles.  

— Votre mère est afghane, tandis que votre père est anglais. Vous avez vécu dans de multiples pays pendant votre enfance. Cette origine double et ces multiples expériences constituent-elles une force sur laquelle vous vous appuyez aujourd’hui ? 

— À certains moments, je me sens seule. Vraiment. Je ne me sens pas vue, ou entendue. C’est ce qui explique sans doute que je m’intéresse aux autres, que je m’ouvre à leur histoire, que j’éprouve de l’empathie. Que je m’efforce de comprendre différentes façons de penser et de fonctionner.   

Quand on est jeune, avoir une identité composite, c’est quelque chose qui est difficile à gérer. C’est un moment de l’existence où l’on a besoin de faire partie d’un groupe d’amis. Je pense que j’en ai souffert à cette époque parce que je n’avais pas les outils pour comprendre que ma double identité était une richesse. Par ailleurs, les circonstances ne m’ont pas toujours placée dans des conditions où je pouvais m’épanouir.   

Par essence, mon corps est politique. Même si mes parents se sont séparés alors que j’étais très jeune, mon corps porte cette double identité. Je suis née en Europe, mais mon enfance s’est partagée entre l’Asie, où je rejoignais mon père, le Kenya où ma mère et moi rejoignions souvent mes grands-parents, qui y vivaient, et l’Europe. Quand nous nous rendions en Europe, après le 11 septembre 2001, les séquelles laissées dans les esprits étaient bien réelles. Ma mère est afghane et de confession musulmane. Elle a fait le maximum pour nous protéger. Elle a fait en sorte que nous nous intégrions au mieux. Néanmoins, adolescente, j’ai beaucoup menti. Je ne parvenais pas à assumer. Tout simplement parce que j’avais peur des réactions. Mes vrais amis étaient ceux qui comme moi avaient une identité composite.   

Après le lycée, j’ai beaucoup voyagé. J’ai passé pas mal de temps à New York où habitait un oncle qui était photographe. Son travail, où il utilisait notamment les collages, m’inspire aujourd’hui. Il m’a fait comprendre que l’on n’est pas obligé d’être soit photographe, soit styliste, soit vidéaste, soit peintre, mais que l’on peut être tout cela à la fois. Il m’a fait comprendre que ce qui importe, c’est la finalité en termes d’idée. J’ai étudié mon histoire familiale, les migrations de ma famille. Ce travail m’a aidée à ne plus avoir honte, à m’émanciper, à prendre conscience que mon identité composite est une richesse et une force. »

Manifeste artistique de Leila Nour Johnson, reproduit avec son aimable autorisation

Anglaise par son père, afghane par sa maman, Leila Nour Johnson a grandi dans une famille multiculturelle qui ne cesse de se déplacer à travers le monde et les mots : au Kenya, en Indonésie, en Thaïlande, en Afrique du Sud, en Suède, en Belgique, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi, elle a été confrontée aux questions de l’identité et des racines.  Comment quelqu’un peut-il s’identifier à une histoire collective cohérente, étant lui-même fait d’un patchwork d’identités ? Pour répondre à cette question et récupérer notre identité, nous devons nous entendre sur la pluralité de ses formes et expressions. Il faut s’entendre sur le fait qu’il n’y a pas d’identité, il y a des identités.  Le travail de Leila Nour repose sur la conviction qu’il ne peut y avoir d’identité homogène, car chaque individu est unique et doit tenir compte de sa propre trajectoire de vie. Vous ne pouvez pas être défini par la géographie (en d’autres termes l’espace de vie) ou l’origine ethnique. Il est en notre pouvoir de surmonter ces stéréotypes, si nous plongeons dans la complexité de notre histoire. Si nous tissons notre propre histoire. 

Vivre comme le tissage

Les vêtements aident à briser les frontières avec le collectif. Commencer véritablement à interagir avec une expérience collective nécessite une manière directe et dynamique de se confronter au monde environnant, d’où l’usage de la transparence et des couleurs. C’est sur ce point précis que l’habillement et le costume ont un rôle à jouer dans la quête personnelle de l’identité. Les vêtements ont une flexibilité et une souplesse qui permettent de voyager dans les histoires et les espaces de vie.  

Poursuivons avec la métaphore du tissage. L’espace de vie est un cadre de référence pour les multiples fils de l’histoire de quelqu’un. Sur la base de ce postulat, l’espace de vie est une base permettant à l’artiste de créer la tapisserie des affiliations de quelqu’un. Elle fait des recherches historiques sur l’espace de vie des gens et, à partir de là, crée un vêtement orné de minéraux et de plantes liés à leur environnement spécifique. L’enquête et l’exploitation des riches contes ancestraux d’un lieu donnent lieu à de nouvelles images qui relient le passé et le présent. 

Voir / être vu : le dialogue

Chaque pièce est un spectacle avec des yeux pour témoigner. Ce qui signifie que le vêtement est un dialogue constructif entre celui qui porte et celui qui regarde. Ainsi, la nature temporaire et immédiate d’un vêtement le rend personnel, et pourtant interpersonnel, car partagé : il est partagé avec un spectateur.  Chaque vêtement créé par Leila Nour est inspiré par différentes personnes ainsi que les endroits où elle s’est rendu. Le regarder, c’est participer à la création d’une tapisserie transcontinentale ; porter un acte riche en symbolisme. La possibilité apparaît ainsi d’ajouter un nouveau fil dans le tissage collectif historique, et une nouvelle façon de s’engager dans la parure personnelle. 

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