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Ali Arkady : « Au Moyen-Orient, nous ne ressentons pas de la même manière l’espoir et le désespoir. »

Ali Arkady Credit photo Jules Le Masson Fletcher

Né en 1982 à Khanaqin (Irak), Ali Arkady est diplômé des Beaux-Arts de sa ville natale. Entre 2005 et 2010, il participe à plusieurs expositions en Irak ainsi qu’à l’international, lors desquelles il expose ses peintures, et de plus en plus ses photographies.

En 2010, il commence sa carrière de photojournaliste et documente, également par le biais de films, la vie quotidienne des Irakiens, dressant ainsi le portrait des conflits que l’Irak traverse. Il couvre ensuite l’occupation par Daech et les déplacements de population qu’elle provoque. D’autres projets l’amènent en Syrie, en Turquie et en Tunisie.

En 2014, il rejoint l’agence VII et devient mentor au sein d’un programme de l’UNHCR, où il forme à la photographie des jeunes filles yézidies fuyant l’État Islamique. Il commence la même année un projet de série filmant les premières manifestations à Bagdad, et un projet vidéo sur les artistes de la ville, Happy Bagdad. Suite à la couverture photographique des exactions commises par le gouvernement irakien, Ali Arkady décide de quitter son pays. Son travail est récompensé par le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, le prix « Excellence and Innovation in Visual Digital Storytelling » en 2017, puis par l’organisation Free Press Unlimited en 2019. Il s’établit en France en 2017, où il intègre bientôt les Beaux-Arts de Paris.

Son projet Monolithographie, où il encre ses photographies sur des pierres monolithiques à l’aide d’une presse lithographique, fait l’objet d’une exposition en 2020. Explorant différentes formes artistiques, il travaille à l’édition d’un livre d’Art puisant dans ses archives photographiques et leurs connexions avec sa pratique artistique actuelle.  

« Ali, parmi vos reportages photographiques et vos films réalisés en Irak, on peut notamment citer Mayhem to unknown qui montre de jeunes Irakiens qui font le choix de l’exil, A Harvest for Bullets qui montre la ville de Falloujah vidée de ses habitants après l’assaut mené par les forces gouvernementales contre Daech, ou encore Farman 74 qui montre la communauté des Yézidis, menacée d’extermination depuis des siècles et plus récemment par Daech, et qui s’accroche à la vie et à son identité. Est-il pertinent de dire que vos reportages photographiques en Irak se déplacent sur un fil tendu entre espoir et désespoir ?

— Pour avoir vécu en Europe, et avec mon travail de réalisateur  et de photojournaliste en Irak et au Moyen-Orient pendant plus d’une décennie, j’ai réalisé que le concept de désespoir et d’espoir diffère radicalement du concept dominant en Occident. Sa perception en Occident n’est ni fausse ni mauvaise. C’est plutôt un point de vue différent, qui peut être personnel ou politisé. Les différences de culture, de coutumes et de traditions peuvent causer un manque de compréhension. Au Moyen-Orient, nous ne ressentons pas de la même manière l’espoir et le désespoir.

Un autre exemple de différence de perception est la couverture extérieure de sujets concernant le Moyen-Orient. De nombreux photographes occidentaux, lorsqu’ils couvrent des conflits et des zones de guerre, prennent des photographies qui portent sur les guerres, les famines, les catastrophes et la pauvreté… De mon point de vue, on ne peut pas obtenir des réponses sans fouiller les raisons et sans poser les bonnes questions. Il faut vivre au plus près du sujet et rester sur place longtemps pour pouvoir comprendre et ressentir ce que les gens ressentent. Alors on peut mettre en perspective désespoir et espoir. 

Pour ma part, je n’ai jamais cherché d’espoir dans mes sujets car je ne voyais pas beaucoup de désespoir en Irak. J’ai vu beaucoup d’optimisme malgré les circonstances politiques et militaires, leurs fluctuations, que l’Irak a traversées depuis plus d’un siècle, et traverse encore aujourd’hui. 

En posant de nombreuses questions, pendant de longues périodes, en suivant les gens à travers mes projets, j’ai commencé à comprendre qu’ils ont intégré en eux le principe du sacrifice. Ils se sacrifient pour changer la réalité qui leur a été imposée. Ils partent, ou bien ils restent pour s’opposer à la corruption, malgré les assassinats et les enlèvements de civils et de manifestants sur la place Tahrir à Bagdad. Ils sont patients, malgré les violations par les forces gouvernementales et les milices irakiennes contre les civils. Ou bien ils attendent dans un camp, avant de pouvoir rentrer chez eux.

— Votre film documentaire Nayef, tourné sur une période de 9 mois, suit un jeune garçon, Nayef, dans sa vie quotidienne au sein de The Safe House, un orphelinat de Bagdad. Comme des centaines d’enfants, Nayef a perdu ses parents et a été contraint de quitter son village à cause des combats entre les forces gouvernementales irakiennes et Daech. Quel angle avez-vous choisi pour aborder cette histoire ?

— Dans un premier temps, je n’ai utilisé aucun angle pour initier le film. Pendant 9 mois, avec ma petite équipe, j’ai suivi et exploré la vie des 33 enfants de l’orphelinat. Puis j’ai trouvé, avec Nayef, la personne à travers laquelle développer ce documentaire. Nayef est ce que l’on peut appeler un « enfant-adulte », même s’il n’avait que huit ans quand je l’ai rencontré. 

Falloujah est l’une des villes les plus connues, par sa couverture médiatique. L’armée américaine y a subi de lourdes pertes. Elle est arrivée en Irak en 2003. Lorsqu’elle a quitté le pays en 2009, le gouvernement chiite irakien a continué à persécuter les habitants de Falloujah et d’autres villes sunnites. Par conséquent, les gens ont commencé à vouloir se protéger, en gagnant en indépendance ou en se fédérant. Ceci a facilité l’entrée de Daech. Dans ces zones, les gens cherchaient un moyen de sortir de l’injustice dont ils étaient victimes. Ils ne s’attendaient pas à ce que cette recherche de liberté détruise la ville. 

Au cours de cette période difficile traversée par la ville de Falloujah, des enfants sont nés. En termes de réflexion et de prise de décision, cette nouvelle génération était radicalement différente des autres enfants nés dans des villes irakiennes relativement stables. Quand j’ai rencontré Nayef, malgré son jeune âge, il avait déjà la capacité de prendre des décisions. Sa personnalité était aussi affirmée que celle d’une personne âgée de trente ans. Cela lui a permis d’infléchir le cours de sa vie. 

 En outre, ce sujet était lié à mes souvenirs de guerre, remontant à mon enfance.

— Votre projet Slow Think est composé de plusieurs vidéos expérimentales, dont une qui s’appelle Trauma, qui combine des images d’époques et d’endroits très différents. Cette exploration de flashbacks serait-elle une tentative d’autogestion du choc post-traumatique que la couverture de zones de conflit peut amener ?

— Au fil des années, j’ai réalisé que le traumatisme, pour les personnes qui vivent dans une zone de conflit, diffère de celui des personnes qui viennent d’Occident pour couvrir les conflits, les guerres et les problèmes humanitaires. En comparant mon cas à celui d’autres journalistes et artistes, je suis arrivé au constat que les personnes qui sont nées dans les lieux de conflit et sont devenues journalistes supportent mieux le traumatisme. 

Le projet Slow Think se compose de souvenirs réalistes, des images qui se rassemblaient dans mon esprit, venues de moments différents, avec des sensations proches de celles ressenties auparavant, lorsque j’étais en Europe. J’ai commencé alors à les transmettre sous une forme brute.

— Vous enseignez comme mentor au sein de l’agence VII. En mettant de côté les aspects techniques, quelles fondations donnez-vous aux personnes qui souhaitent devenir photojournalistes ?

— En effet, j’ai intégré l’agence VII, où j’ai d’abord suivi un programme de mentorat en 2014, l’année où les combats ont commencé avec Daech, en Irak. 

Mon expérience m’a appris que le métier de photojournaliste est l’un des métiers les plus difficiles. Si vous commencez à travailler à la transmission de la vérité en suivant vos sentiments et votre conscience, vous aurez sans doute à faire face à de nombreuses conséquences que vous n’imaginiez pas auparavant, y compris sur le plan personnel. Il existe d’autres options qui peuvent faire de vous un photojournaliste indépendant, sans avoir à faire face aux mêmes conséquences. En fait, cela dépend du résultat que vous souhaitez atteindre. Dans ce domaine, la décision vous appartient. Je suggère de se soustraire de toute influence qui pourrait donner un autre sens au résultat du travail effectué. »

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