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Le peintre Silvère Jarrosson (crédit photo : Magali Delportes)
Le peintre Silvère Jarrosson (crédit photo : Magali Delportes)

Silvère Jarrosson : « Je ne partage pas la vision qui voudrait que la peinture soit arrivée dans une impasse. »

Parcourant son riche site digital d’artiste-peintre, a d’abord retenu mon attention une citation de Henri Michaux, tirée du recueil poétique Ailleurs : « Derrière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, menaçait d’être et qui entre des millions de possibles commençait à être, mais n’a pu parfaire son installation…» Entretien avec Silvère Jarrosson, dont plusieurs œuvres vont rencontrer celles de Olivier Debré, à la galerie Faidherbe, sous le titre Debré – Jarrosson : rencontre, l’abstraction lyrique hier et aujourd’hui.

« Silvère, dans une vidéo, vous parlez de la peinture comme d’un substitut à la danse (une blessure à la hanche a contraint Silvère Jarrosson à renoncer la carrière de danseur qui lui était promise à l’Opéra de Paris, ndlr.) Pour autant, avec le recul, pensez-vous que la peinture était déjà inscrite en vous, et que l’interruption de votre carrière de danseur l’a fait entrer plus tôt dans votre vie d’artiste ?

— Il me semble que s’ouvrir vers d’autres pratiques, d’autres arts, est une aspiration que partagent d’autres danseurs, en tout cas ceux qui sont à l’Opéra de Paris. J’entends beaucoup de danseurs qui évoquent un lien entre la danse classique et la mode, entre la danse classique et la télévision, entre la danse classique et le théâtre…   

Cela est porteur de nouveautés au sein de l’Opéra de Paris, y compris au niveau de l’administration de cette grande et belle maison. Il y a de plus en plus de partenariats qui se nouent. Cette ouverture est encouragée dès l’école de danse. Depuis que Elisabeth Platel en a pris la direction, la formation est aussi celle d’un cerveau. Un danseur n’est pas simplement un gymnaste qui sait faire des pas, c’est aussi quelqu’un qui a sa vision de la danse, et plus largement une vision artistique et une vision de la société. Il y a une volonté d’encourager les danseurs à développer cette part d’eux-mêmes.   

Je pense donc que d’une manière ou d’une autre, même si je ne m’étais pas blessé, je ferais déjà de la peinture. Cette malheureuse histoire de blessure a agi comme un accélérateur. 

— Le critique Jean-Louis Poitevin a écrit, à propos de votre technique, qu’il s’agit d’une « mise en mouvement du corps pensant et dansant. » Est-ce ainsi que vous la définiriez, et certaines pensées revêtent-elles un caractère obsessionnel ?

— Quand je peins, mes pensées sont extrêmement terre à terre. Je suis comme un artisan, je me place dans des considérations factuelles, techniques, de l’ordre du savoir-faire : comment obtenir tel effet, tel rendu, dans quel ordre utiliser les couleurs.   

Le monde imaginaire, l’évasion inconsciente que l’on peut découvrir dans mes tableaux, tout cela vient après. Je ne suis pas un artiste qui part d’une inspiration. Je pars au contraire d’une démarche artisanale, et grâce aux procédés techniques il y a une ouverture vers l’inconscient, vers le rêve, vers l’imaginaire.   

Une autre image formulée par Jean-Louis Poitevin me parle davantage. On la retrouve dans l’ouvrage Genèses et gestes. Il dit que mes tableaux sont des analogies du monde. Je trouve que le terme analogie est très intéressant. On n’est pas dans la reproduction du monde réel. On n’est pas non plus seulement dans une abstraction. Ici, l’analogie, c’est la mise en œuvre de processus similaires. La mise en œuvre de la peinture rappelle des mouvements telluriques, spatiaux, aquatiques…  

Il m’arrive d’être obsédé, non pas par des idées ou des concepts, mais par certaines de mes œuvres. Tout à coup, il y a un tableau, parmi d’autres que je viens de peindre, qui m’obsède. Lorsque quelqu’un me pose des questions au sujet de mes nouvelles œuvres, je ne parle que de celui-ci.  

En général, cela concerne un tableau dont la création n’a pas commencé comme je l’espérais, et pour lequel il y a eu un renversement de situation, un basculement dans le processus mental, un changement de point de vue qui m’a fait avancer. Par la suite, il y a tout un développement psychologique au cours duquel j’essaie de comprendre, de refaire.   

Ce basculement peut être provoqué par une éclaboussure, au milieu d’un tableau, ce que je ne recherche pas. Cette éclaboussure va avoir une façon de virevolter qui entre en cohérence avec le reste du tableau. C’est quelque chose de fort pour moi : non seulement le tableau est réussi, mais cela m’indique aussi qu’au sein d’une recherche esthétique, l’impulsivité peut fonctionner. Cela me renvoie à des choses très profondes quant à ma manière de peindre. 

 

— Dans les notes explicatives de votre démarche artistique, en 2019, vous parliez d’une « mort annoncée de la peinture. » Selon vous, en quoi la peinture est-elle menacée ?

— Lorsque j’ai écrit cela, je venais d’entamer une réflexion, toujours prégnante, à propos de la place que j’occupe dans le paysage artistique. En tant que jeune artiste-peintre, je me suis demandé ce que serait la peinture dans 30 ans, si j’en ferais partie, ou si je serais un artiste totalement à part.       

On peut constater qu’aujourd’hui, les peintres ne se rattachent plus à des groupes tels que ceux retenus par l’histoire de l’art, comme les impressionnistes, le mouvement CoBrA, le mouvement Supports/Surfaces… En outre, l’histoire de l’art est moins tangible à partir des années 80.       

Des ouvrages que je venais de lire allaient plus loin : ils avancent que la peinture est morte depuis les années 80. La réalité est sans doute plus complexe. Effectivement, on peut considérer qu’il y a eu une sorte d’aboutissement de la peinture. Le cheminement conceptuel fait que l’on est passé du figuratif à l’abstrait, de l’abstrait au très abstrait, puis au monochrome. Je ne partage pas la vision qui voudrait que la peinture soit arrivée, avec le monochrome, dans une impasse : il faut seulement faire marche arrière et prendre la rue d’à-côté, en quelque sorte. 

En parlant de « mort annoncée de la peinture », je faisais référence à ce courant de pensée, ainsi qu’à la tendance se portant davantage vers la performance, la vidéo, à partir des années 90. On m’a souvent dit (j’étais trop jeune pour le constater), que la peinture était alors considérée comme has been. Cela se mesurait par les acquisitions par les musées, les expositions. J’ai l’impression que depuis les années 2010, la peinture revient en force, peut-être plus la peinture figurative que la peinture abstraite. 

— Comment s’articule l’autonomie de vos œuvres par rapport à celles de Olivier Debré, dans le cadre de la rencontre « Olivier Debré / Silvère Jarrosson » proposée par la galerie Faidherbe ?

— Le projet s’est construit avec la galerie Faidherbe, qui a été très à l’écoute. En tant qu’artiste, le fait de participer à cette exposition n’avait pas vocation à amener une évolution dans mon travail, à me rapprocher ou à copier Olivier Debré, ce qui serait absurde, ni à me démarquer en faisant radicalement l’inverse. Évidemment, je me suis intéressé à son travail, mais il ne s’agit pas de me positionner par rapport à son œuvre.   

Au niveau de l’organisation de l’exposition, il n’y a pas vraiment de recette, car ce type de rencontre n’est pas monnaie courante. Ce qui nous semblait important, c’est qu’une autorité intellectuelle supervise cette exposition, sans quoi on aurait pu me taxer de prétention, en tant que jeune artiste, en exposant mes œuvres aux côtés de celles de Olivier Debré.   

Nous avons élaboré l’exposition avec une critique d’art et historienne de l’art reconnue, Lydia Harambourg, qui a connu personnellement Olivier Debré et qui a écrit un ouvrage de référence à propos de son travail. Lydia a écrit la moitié du catalogue de l’exposition. L’idée, ce n’est pas de comparer nos œuvres respectives, d’y voir d’éventuelles similitudes, mais de voir ce qui naît de la rencontre entre nos démarches artistiques. »

Silvère Jarrosson, en quelques dates

2011. Diplôme National de Danseur, École de Danse de l’Opéra National de Paris.

2014. Première exposition personnelle, avec Créatures, curateur Nicolas Perrot, Galerie Ticolas (Paris), et première exposition collective, avec Arte Catania, curateur Saverio Russo, Catane (Italie).

2016. Master de Biologie, Université Paris 6, Pierre et Marie Curie.

2019. Hommage à Antonin Artaud, Villa Médicis, curateur Cristiano Leone (Rome).

2021. Entrée d’une de ses toiles à la collection d’État du Mobilier National.

2021. Exposition Debré – Jarrosson : rencontre, l’abstraction lyrique hier et aujourd’hui, Galerie Faidherbe (Paris).

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