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Marjory Duprés : « Apprendre à déplacer nos horizons d’attente. »

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Marjory Duprés (crédit photo : Tiffany Duprés)

Auteure-dramaturge, chorégraphe et réalisatrice, fondatrice de la compagnie Jours dansants, Marjory Duprés crée Ghazal (Conversation avec une femme), « immersion dans le parcours intime de femmes syriennes ayant vécu l’exil. »

« Marjory, pourquoi avoir choisi, pour votre création Ghazal, le thème de l’exil vécu par des femmes, suite à la révolution syrienne ? Ce choix est-il motivé par les enjeux dramaturgiques qu’implique le sujet ?

— Je n’ai pas fait ce choix pour des besoins de dramaturgie en premier lieu. J’ai d’abord rencontré plusieurs femmes. Ce sont ces femmes qui m’ont donné la dramaturgie. Celle que je suis en train de développer aujourd’hui dans le processus de création. 

Je me place dans une logique où la dramaturgie s’organise au service de voix invisibles. Au service de femmes que l’on considère comme invisibles au sein de l’espace public, ici en France. C’est une dramaturgie du cœur. C’est un exercice de résonance, de mise en écho et de mise en contexte. Certainement pas d’appropriation. Notre dramaturgie est construite à la manière d’un documentaire de fiction. Nous effectuons une écriture-montage. Cette écriture intègre l’écriture plateau, l’écriture documentaire, d’autres niveaux encore, mais le cœur, c’est le témoignage de ces femmes. 

 J’ai d’abord rencontré une jeune fille syrienne, Ghazal. À cette époque je me questionnais à propos de la mémoire, notamment traumatique, et de la notion de résilience, j’animais des ateliers avec des artistes en exil. Ghazal m’a tout de suite dit qu’elle ne souhaitait pas parler d’exil, et que personne ne pouvait comprendre, sans l’avoir vécu, ce que cela fait de porter ses souvenirs et son passé avec soi, tout le temps, de ne pas pouvoir rentrer dans son pays. 

 Cela a été pour moi un générateur d’écriture, sur le déplacement. Cela m’a donné envie de rencontrer d’autres femmes. Les femmes que j’ai rencontrées ont en commun d’avoir eu en Syrie des vies installées. Elles sont arrivées en Picardie. Elles sont réfugiées. Elles apprennent le français. Elles cuisinent de manière traditionnelle, achètent leurs légumes sur les marchés populaires. 

 J’ai rencontré L., qui vit à Laon, en Picardie, avec son mari. Ils se sont exilés au tout début de la révolution, parce son mari a soigné des manifestants et qu’il a été pris en photo par la police. En Syrie, quelqu’un qui participe à une manifestation peut tout à fait disparaître le lendemain. 

 Elle m’a dit qu’il fallait que je rencontre E., qui était juge pour enfants et luttait contre l’illettrisme à Damas et dans le Sud de la Syrie. J’ai passé un mois et demi chez elle, comme dans une famille d’adoption. 

 Et puis il y a eu A. une jeune femme syrienne, et palestinienne par sa maman. Elle a vécu toute sa vie en Syrie, mais par ses origines “extérieures” à la Syrie, elle n’a jamais pu obtenir les papiers syriens.

— Vous dites, à propos de Ghazal, que cela « approfondit l’innovation et la transversalité des outils de narration numérique pour la scène, qui deviennent l’ADN de la compagnie. » Est-ce que, par cette transversalité, le terme de compagnie de danse contemporaine est devenu trop restrictif ?

— C’est le cas. La compagnie Jours dansants est totalement passée dans les nouvelles écritures. 

 J’ai un parcours traversé par la danse. Petite, je dansais, ensuite j’ai découvert la danse contemporaine, j’ai étudié les techniques performatives américaines, notamment Cunningham, avec passion. La chorégraphie, c’est mon socle. Mais j’ai également travaillé dans une agence de photographie documentaire, j’ai été chargée de projets transmédias, j’ai étudié les sciences humaines, je suis avec beaucoup d’attention le théâtre contemporain, le cinéma… 

 Cette transversalité est en moi depuis longtemps. La première création de notre compagnie, Des Lustres, est une création de danse contemporaine, mêlée avec la voix et l’image. Désormais, auprès de la DRAC, nous nous inscrivons dans les nouvelles écritures. Effectivement , notre travail d’écriture est transdisciplinaire. Déjà, ce qui m’intéressait lorsque j’ai étudié l’ethnoscénologie, c’était l’hybridité, d’un point de vue culturel, mais également performatif. 

 Je me considère à l’endroit de la friction des codes. Je m’intéresse à la distribution des langages. Quand le corps prend-t-il en charge la dramaturgie ? Quand est-ce que c’est la parole ? Quand est-ce que c’est la mise en mouvement du plateau ? Le terme de danse contemporaine est peut-être trop restrictif pour parler de notre travail, d’autant plus que j’observe actuellement le retour à un certain formalisme, dans la danse contemporaine. Un retour du mouvement pour le mouvement. 

 Je préfère choisir mes langages et les articuler autour de mon propos. Je peux donc créer une pièce uniquement de danse si je considère que cela est intéressant pour le propos. Et choisir d’articuler d’autres langages pour un autre projet. Évidemment, il y a d’autres compagnies de danse qui recherchent cette transversalité. Il y a notamment une génération qui arrive, avec des personnes qui n’ont pas été adoubées par le milieu de la danse contemporaine, notamment dans les danses urbaines. 

 En somme, il y a à la fois un retour vers un certain formalisme et une remise en cause, un trouble, des hiérarchies.

— Concernant Camera Obscura, une création prévue pour 2021–2022, vous faites mention des invisibles et d’un format destiné à un seul spectateur. Pouvez-vous en dire plus à propos de ce projet ?

— Camera Obscura est un projet que nous allons développer avec la scénographe de Ghazal. Il y aura une installation, en immersion dans le paysage urbain, une boîte immersive. Nous sommes actuellement en pleine recherche à propos de la forme, elle n’est pas arrêtée. 

 Dans le procédé de la camera obscura, il y a une faille de perception qui me fascine. Nous aimerions travailler sur le renversement de la perception du quotidien. Nous travaillerons avec les habitants, en amont. Avec des ateliers d’écriture, le recueil de témoignages. J’écrirai ensuite à partir de cette trame. 

 La notion d’invisibilité n’est pas seulement politique. Elle se situe aussi au niveau de la transmission. Les histoires restent souvent à l’intérieur de petites boîtes. Lorsque l’on commence à rentrer de manière transversale dans le vécu des gens, par le biais du transgénérationnel, de la famille, de la question sociale, je pense qu’il y a des espaces de résonance. 

 Cette démarche consistant à travailler avec des personnes habitant un endroit précis, un immeuble par exemple, est dans la droite ligne du travail avec les femmes que j’ai rencontrées pour créer Ghazal. Il y a un côté anthropologique, pas au sens de Lévi-Strauss, mais au sens de l’anthropologie subjective d’Anna Lowenhaupt Tsing. J’adore son expression selon laquelle il faut observer les choses « depuis la piste forestière » dans son livre Friction – Délires et faux semblants de la globalité

Il faut apprendre à déplacer nos horizons d’attente. Au lieu d’arriver à un endroit avec des attendus, il faut d’abord laisser infuser les choses, être traversé par des questionnements, mettre en résonance un niveau collectif. Pour ensuite créer une œuvre qui est propre à soi. Il s’agit d’une autre manière de créer des connexions globales, respectueuses de l’environnement. »

Ghazal (Conversation avec une femme)

Mise en scène et chorégraphie : Marjory Duprés 

Réalisation documentaire : Tiffany Duprés 

Interprètes : Marik Renner, Mahmoud El Haddad, Dalia Naous 

Création musicale live : Guillaume Léglise  

Dramaturgie : Sarah Di Bella   

Scénographie : Marta Pasquetti  

Création lumières : Manuel Desfeux 

Vidéaste, régie vidéo : Nicolas Comte  Costumes : Marion Xardel    

Production : Compagnie Jours Dansants 

Coproductions : M.A.L de Laon – CCN de Roubaix 

Avec le soutien de : DICRÉAM/CNC, Région Hauts-de-France, DRAC Hauts-de-France, l’Atelier des Artistes en Exil, Théâtre Ouvert, centre des dramaturgies contemporaines (R&D), La Manekine, Scène intermédiaire des Hauts de France, Théâtre Massenet / Maison Folies (Lille), Festival Syrien n’Est Fait, Festival Carthage danse de Tunis (en cours.) 

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