loader image

Bruno Bouché : « Ce que j’essaie de mettre en place, c’est un cadre qui laisse toute sa place à la singularité. »

bruno-bouche_photo-agathe-poupenay
Bruno Bouché (crédit photo : Agathe Poupenay.)

C’est presque dans un même mouvement que mon récent entretien avec le peintre Silvère Jarrosson a été suivi d’un autre, avec Bruno Bouché, le directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin : ce dernier a confié au peintre la scénographie de Danser Schubert au XXIème siècle, un ensemble de quinze pièces, par les danseurs-chorégraphes du Ballet, qui sera créé en octobre. Dialogue entre disciplines artistiques, déconstruction de la tradition, protection de la singularité de l’artiste… Le déjà vaste champ de sa carrière a instillé à Bruno Bouché un vivifiant allant d’ouverture.

— Bruno, pour quelles raisons avez-vous choisi le langage particulier du peintre Silvère Jarrosson pour créer la scénographie de Danser Schubert au XXIème siècle ?

— Il y a eu une vraie séduction, une émotion, lors de la découverte de la peinture de Silvère. Cette poésie, cette abstraction… Cela me parle beaucoup. Je vois, dans cette abstraction, comme une représentation de l’inconscient. La peinture de Silvère me paraît très signifiante, tout en dégageant une poésie qui laisse de la place, de l’espace. Très vite, instinctivement, j’ai pensé que sa peinture était exactement ce qu’il fallait pour cette soirée innovante, avec quinze univers chorégraphiques différents. 

Je fais le pari que c’est en offrant un cadre à de jeunes créateurs que l’on peut faire émerger une nouvelle génération, plutôt que les confronter à la simple feuille blanche d’une soirée de danseurs-chorégraphes sans ligne directrice. Ici, c’est le cadre qui donnera de la profondeur à la singularité de leur signature chorégraphique en devenir. Silvère sera un élément essentiel dans l’élaboration de ce cadre.  

Cette création peut aussi se voir comme un atelier. Un atelier en construction. Quinze chorégraphes, trois étudiants scénographes du Théâtre national de Strasbourg, la première dramaturgie musicale du pianiste Bruno Anguera Garcia, une première création lumière par Aymeric Cottereau. La démarche de Silvère basée sur les différentes qualités de textures de la peinture et comment elles coulent et se mélangent sur la toile correspond très bien à la vie d’un atelier en construction.  

Dans un premier temps, mon choix a donc relevé de l’instinct, comme je le disais, puis j’ai découvert l’histoire de Silvère, son passé de danseur. C’est peut-être pour cela aussi que sa peinture m’a autant parlé. Il s’agit d’une peinture du mouvement, très instinctive, en relation avec le corps, la matière, alors même que Silvère a une pensée très structurée.

— De manière plus générale, vous avez multiplié les collaborations avec des artistes créant dans des disciplines très diverses, tels que JR ou Clément Hervieu-Léger. Existe-t-il un langage universel, lorsque l’on se parle d’artiste à artiste ? 

— En dépit de nos différentes disciplines, il y a indéniablement quelque chose où nous nous retrouvons.   

Être un artiste, cela me permet de m’exprimer à propos de ma condition, à propos de ce que je traverse, de ce mystère qu’est pour moi —et j’y pensais encore aujourd’hui en voyant un filage du Lac des Cygnes que nous allons reprendre à La Filature— la vie. On peut trouver du sens, et quelquefois des réponses à nos questions existentielles, mais pour moi la vie reste toujours un mystère. C’est à cet endroit je pense que nous nous rejoignons.  

En outre, je pense que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres, déjà en termes d’outils et de méthodes. La collaboration avec JR a été pour moi l’occasion de travailler lors d’un tournage de film. Aujourd’hui, en tant que directeur artistique de l’Opéra national du Rhin, cela me permet, en toute humilité car il ne s’agit pas de comparer ma pratique à la sienne, de réaliser des bandes-annonces ou des courts-métrages, avec la mise en place de scripts et d’un synopsis.  

Dernièrement, j’ai travaillé avec la compagnie de Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, la Compagnie des Petits Champs, et j’ai également eu la chance de travailler avec les comédiens de la Comédie-Française , pour monter la chorégraphie du bal de La Cerisaie. J’apprends davantage lorsque je me confronte à des univers différents. Face à des comédiens, se pose la question de savoir comment aller vers eux, comment expliquer, comment trouver la patience… Je trouve cela passionnant.

— L’avenir du ballet passe-t-il par l’interdisciplinarité ?

— En matière d’interdisciplinarité, si on prend par exemple la révolution qu’ont opérée Pina Bausch et le Tanztheater Wuppertal dans le spectacle vivant, on peut dire que la danse a été d’une importance capitale. Pina Bausch a transformé l’idée même de la mise en scène de théâtre et d’opéra. Son « théâtre dansé » est encore aujourd’hui une immense source d’inspiration pour de nombreux metteurs en scène, chorégraphes ou réalisateurs.   

Pour moi, l’interdisciplinarité fait partie de la curiosité. Se confronter à la « différence », comme dans toute chose de l’existence, cela nous invite à nous recentrer sur ce qui nous rassemble, sur les forces que nous avons en commun.   

L’interdisciplinarité permet une ouverture, une découverte. Par les différentes confrontations qu’elle engendre, elle permet aussi de garder une tradition vivante. Le monde du ballet possède une tradition très forte. Il peut apparaître comme conservateur. Il me semble que pour qu’une tradition reste vivante, pour la débarrasser de ce qui la sclérose, il faut la critiquer, il faut la déconstruire, il faut la provoquer. C’est parce que l’on va la critiquer, la déconstruire, la provoquer, que l’on pourra retrouver la profondeur de ses racines, qu’elle démontrera si son existence actuelle tient toujours en dehors de simples répétitions dogmatiques du « parce que c’est comme ça depuis toujours », et qu’elle révélera ses véritables raisons de vivre.   

Lors d’une création, je dialogue avec d’autres artistes : des scénographes, des créateurs lumière, des plasticiens, des créateurs de costumes, des librettistes, des dramaturges, des écrivains… Ma volonté est d’ouvrir cette réflexion aux artistes-interprètes. Pendant ma carrière de danseur, là où j’ai éprouvé des difficultés à développer ma personnalité, c’est lorsque l’on me demandait d’être un simple exécutant. Qu’un interprète prenne part à un processus de création, cela peut, à mon sens, lui ouvrir des perspectives. Qu’est-ce qu’un auteur, qu’est-ce qu’un interprète ? La frontière n’est-elle pas plus fluide ? Ce sont des questions qui se posent actuellement. 

— Depuis votre entrée à l’École de Danse de l’Opéra de Paris, avez-vous constaté une évolution dans les aspirations des danseuses et danseurs, portées par le souhait d’être des artistes plus complets, plus en prise avec la société ?

— Oui, et je ne peux que m’en satisfaire. Si j’ai pu m’épanouir dans cette grande institution qu’est l’Opéra de Paris, c’est parce j’avais mon propre espace de création, mon propre espace de réflexion. J’allais voir d’innombrables pièces dans les théâtres parisiens. À cette époque, de ce point de vue, je me sentais assez seul, parmi ma génération. J’échangeais plutôt avec des aînés.   

J’ai l’impression qu’il y a désormais un véritable intérêt pour la société, pour des problématiques de société. Il s’agit peut-être d’un bon côté des réseaux sociaux. Je trouve aussi que les nouvelles générations de danseuses et danseurs sont plus ouvertes à différentes formes d’art.  

Au sein des institutions, cela reste à encourager, à cultiver. Le métier de danseur est très prenant. On peut très vite se renfermer sur sa propre pratique. Celle-ci demande beaucoup d’exigence, de temps. Il y a toute cette préparation physique, tout ce temps à accorder au corps qui est l’instrument du danseur. Si l’on se trouve dans une institution qui n’encourage pas à ouvrir les portes et bousculer les traditions, cela peut vite enfermer les esprits.  

J’essaie aussi de réfléchir, au-delà des habitudes de la compagnie, qui viennent de sa tradition, de la notoriété de l’institution, de son passé, à une déconstruction d’une certaine idée passéiste de la hiérarchie qui pour ma part n’a pas grand-chose à voir avec la reconnaissance. Il ne s’agit pas pour moi de me délester de mes responsabilités et des prises de décision quand il s’agit d’établir une distribution ou de trancher, mais avec 32 danseurs, cela nous permet de mettre en place une organisation à taille humaine où chacun peut-être entendu et reconnu à sa juste place. 

Lorsque j’ai pris mes fonctions, il est arrivé que, demandant quel était leur désir sur les projets à venir à des danseurs qui faisaient partie de la compagnie depuis un certain temps, ils me répondent : « Moi, je ne fais que ce que l’on me dit de faire. » Il ne s’agit pas de répondre à tous les désirs, mais de mettre en place un dialogue, ainsi qu’un cadre qui protège en faisant prendre conscience de ses propres responsabilités en rapport au groupe et qui permet l’épanouissement des différentes personnalités. 

— La latitude de création que vous avez en tant que directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin et vos multiples collaborations atténuent-elles le manque engendré par le fait de ne plus monter sur scène, si manque il y a ?

— Je n’éprouve pas vraiment de manque, j’ai eu la chance d’explorer beaucoup de différentes expériences artistiques en tant qu’interprète. Sans que cela mette fin à ma carrière de danseur, j’ai subi une opération importante, à la hanche, lorsque j’avais 32 ans. Cela m’a permis de passer un cap, d’élargir ma réflexion quant à mes perspectives d’avenir. Pourtant, la scène me donnait l’occasion de me décupler, de me sentir pleinement vivant.   

Aujourd’hui, là où je me sens le plus à l’aise, c’est dans un studio de danse, lorsque je crée, lorsque je fais travailler les danseurs, lorsque j’échange avec les artistes à propos d’une création. En tant qu’interprète, je retournerai peut-être au plateau, pour dire des choses plus personnelles, très personnelles.  

Dans ma réflexion, en tant que directeur, il y a un questionnement quant à ce qui m’a manqué lorsque j’étais danseur. Il me semble que l’artiste que j’étais, dans une institution comme l’Opéra national de Paris, avait une curiosité et une sensibilité un peu particulières. Certes, j’avais un certain tempérament, qui a contribué à ce que j’ai accompli par la suite, mais ma différence n’y a pas pleinement trouvé sa place. Ce que j’essaie maintenant de mettre en place, c’est un cadre qui laisse toute sa place à la singularité.

Accueil » La manière » Bruno Bouché : « Ce que j’essaie de mettre en place, c’est un cadre qui laisse toute sa place à la singularité. »
error: Ce contenu est protégé